Le Dictateur (The Great Dictator)
CHARLES CHAPLIN
1940. Etats-Unis d'Amérique. 126 min. Noir & blanc. 35 mm.
Scénario : Charles Chaplin. Photographie : Rolland Totheroh, Karl Struss. Musique : Charles Chaplin, Richard Wagner, Johannes Brahms. Production : United Artists. Interprétation : Charles Chaplin, Jack Oakie, Henry Daniell, Paulette Goddard, Billy Gilbert.
Pendant la Première Guerre mondiale, un soldat maladroit sauve la vie du valeureux pilote Schultz. Après quelques années passées à l'hôpital, ce soldat devenu amnésique reprend son métier de barbier et rencontre une jeune femme, Hannah. Entre-temps, Adenoid Hynkel, qui ressemble physiquement beaucoup au barbier, est devenu le dictateur de la Tomanie (Tomania), avec la complicité de ses ministres Garbitsch et Herring, et a institué une discrimination contre les juifs. Or le barbier est lui-même juif. Lors d'une rafle, tandis que l'armée de Tomanie envahit l'Österlich, Hynkel et le barbier sont confondus, ce qui contraint finalement ce dernier à improviser un discours inattendu et mémorable à la radio...
En 1939, Charles Chaplin, dit Charlie Chaplin, acteur, réalisateur, producteur et scénariste comique burlesque britannique, installé aux Etats-Unis d'Amérique, est une immense célébrité du monde du cinéma. Né dans un quartier pauvre du sud de Londres, en avril 1889, il a connu, grâce à son personnage de Charlot, créé en 1914, une ascension spectaculaire à l'époque du cinéma muet, avec des films - réalisés par lui - tels que Le Kid (The Kid ; 1921), La Ruée vers l'or (The Gold Rush ; 1925), Les Lumières de la ville (City Lights ; 1931) ou Les Temps modernes (Modern Times ; 1936).
Confronté à la nécessité de ne plus ignorer le cinéma parlant, apparu en 1927, Chaplin a eu le projet de tourner un film sur Napoléon Ier, sur lequel il a travaillé durant toute l’année 1937. Finalement, l'année suivante, il a décidé de lancer un nouveau projet de film, autour du personnage d'Adolf Hitler, élu chancelier d'Allemagne en 1933 et devenu rapidement dictateur du IIIe Reich allemand. Chaplin est né la même année que Hitler et seulement quelques jours avant lui, et les deux hommes ont tout deux choisi de porter la même moustache - celle de Chaplin étant toutefois fictive, puisque portée uniquement pour incarner le personnage de Charlot. La motivation première du cinéaste vis-à-vis de ce nouveau projet de film est venue, semble-t-il, de l'envoi qui lui a été fait, par son ami Ivor Montagu, d'un livre publié sous le régime nazi, Les Juifs vous observent, dans lequel Chaplin était décrit comme étant un "écoeurant acrobate juif"... Farouchement opposé à toute forme de dictature et de nationalisme, convaincu de se lancer dans un sujet sur Hitler par Dan James, jeune marxiste rencontré chez le cinéaste King Vidor, Chaplin décide de s'attaquer à ce qu'il appelle les "mauvaises manières" dominant le monde d'alors, avec une arme qui lui est propre : le comique burlesque.
N'ayant jamais, jusqu'alors, écrit et réalisé de film parlant, Chaplin doit changer complètement sa façon de travailler, avec une équipe technique désormais plus nombreuse qu'auparavant et un scénario particulièrement élaboré. Dès 1938, le principe de base du film est la ressemblance physique du personnage du barbier juif, évoquant Charlot, avec le personnage du dictateur Adenoid Hynkel, caricature d'Adolf Hitler, et sur la confusion qui sera faite entre les deux. Sont également prévus des personnages fictifs caricaturant d'autres personnages réels cotoyant Hitler, notamment le dictateur italien fasciste Benito Mussolini (caricaturé en Benzino Napaloni, dictateur de Bactérie). Pour réussir ses caricatures, Chaplin étudie les actualités filmées de l'époque, ce qui lui permets notamment de connaitre suffisamment le style oratoire de Hitler pour pouvoir le parodier au mieux.
Le tournage du film, commencé quelques jours après le début de la Seconde Guerre Mondiale, a lieu entre septembre 1939 et le début de l'automne 1940, avec une interruption au printemps 1940. La fin du film - celle du discours final prononçé par le barbier juif confondu avec le dictateur - a posé problème au cinéaste, qui n'en était pas satisfait après en avoir tourné une première version. Le discours humaniste final, en faveur de la paix et de la raison, fut ainsi remanié, peaufiné, sous l'influence des évènements de l'époque, notamment l'invasion de la France par l'Allemagne nazie en juin 1940. Finalement, la première projection mondiale du film The Great Dictator a lieu à New York en octobre 1940. Charles Chaplin a pris des risques en choisissant un tel sujet, car, à l'époque, les Etats-Unis d'Amérique sont encore neutres vis-à-vis de la deuxième guerre mondiale, et Hollywood rechigne à produire des films ouvertement anti-nazis par crainte de perdre ainsi le marché allemand. Mais le film sera finalement un immense succès, sans doute le plus important de la carrière de Chaplin... même s'il est évidemment interdit dans toute l'Europe occupée par les nazis, jusqu'à la Libération. On sait toutefois qu'Adolf Hitler lui-même a eu l'opportunité de voir le film, dont il avait réclamé une copie, après sa sortie. La France, pour sa part, pourra projeter le film pour la première fois dans les salles de cinéma seulement en mars 1945, quelques semaines avant que Hitler ne se suicide dans son bunker berlinois encerclé par l'armée soviétique, et que la guerre ne prenne fin en Europe...
Aujourd'hui, The Great Dictator est et reste un chef d'oeuvre de l'histoire du cinéma, réalisé par un des plus grands génies du 7eme art. Le message humaniste qu'il contient n'a pas vieilli, quoi que l'on en dise, et les nombreux gags du film continuent de faire rire de nos jours. L'imitation satirique d'Adolf Hitler par Chaplin, en particulier, est particulièrement réussie : le grand discours de Hynkel devant les fils et filles de la "double croix" (remplaçant la croix gammée nazie) et les micros, la colère du dictateur lorsqu'il n'arrive pas à retirer sa plume du porte-plume, afin de signer une lettre sur son bureau, continuent de faire rire de bon coeur (en tout cas, pour ma part, je ris encore en revoyant ces scènes). Ce film reste très drôle, malgré les années qui passent, ce qui en souligne l'universalité.
C'est un film qui reste aussi émouvant, par exemple lorsque l'on voit le barbier juif, de dos, avec Hannah à ses côtés, en train de regarder brûler sa boutique incendiée par les nazis, et aussi lors du discours final prononcé par Charles Chaplin lui-même, devant lequel tout personnage de fiction finit par s'effacer... On ne peut manquer également d'être aujourd'hui, comme hier, marqué par la formidable puissance d'évocation de la célèbre scène dans laquelle Hynkel joue, seul dans son vaste bureau, avec un ballon gonflable représentant le globe terrestre, le faisant tourner sur ses doigts, et bondir sur sa tête ou son derrière, avant de l'étreindre, jusqu'à ce qu'il explose. Cette scène est accompagnée, en fond sonore, par le magnifique Prélude du premier acte de l'opéra Lohengrin, de Richard Wagner (1813-1883), une des plus émouvantes pages musicales de ce compositeur allemand - dont la musique a été outrancièrement récupérée par les nazis, avec la complicité des descendants du musicien -, merveilleux Prélude de Lohengrin que l'on retrouve à la fin de The Great Dictator, fin qui, après le discours du barbier, est inscrite sur le visage de Paulette Goddard, compagne de Chaplin incarnant Hannah, et dont la musique souligne le sentiment d'espérance s'en dégageant...
Dans son autobiographie, Histoire de ma vie, parue en 1964, Charles Chaplin a écrit :
"Si j'avais connu les réelles horreurs des camps de concentration allemands, je n'aurais pas pu réaliser Le Dictateur ; je n'aurais pas pu tourner en dérision la folie homicide des nazis."Comment appréhender The Great Dictator à la lumière des évènements historiques que nous connaissons ? A l'époque où le film fut tourné, ainsi que je l'avais lu dans un texte de présentation du film lorsqu'il avait été programmé à la Cinémathèque de Toulouse en 2004, "on n'avait pas encore idée de la barbarie nazie. C'est ce qui fait du Dictateur un film de combat contre la barbarie (toutes les barbaries) et non un film à la mémoire des victimes de la barbarie."
(Charles Chaplin, Histoire de ma vie, 1964, cité in ROBINSON [David], Charlot, entre rire et larmes, traduit de l'anglais par Frédéric Maurin, Paris, collection "Découvertes Gallimard", Gallimard, 1995, chapitre IV, p.84)
Et pour ceux qui considèrent que le discours final du barbier est simplement naïf, comme ce fut le cas pour certains contemporains de Chaplin à l'époque, on laissera le cinéaste français François Truffaut leur répondre...
"Lorsqu'à la fin du film, dans la plus pure tradition du spectacle, le petit barbier juif est amené à remplacer The Great Dictator dont il était le sosie - sans qu'une seule allusion à l'intérieur de l'oeuvre ait été faite à ce sujet, ellipse géniale - il pleut, au moment du fameux discours, des vérités premières dont je serai le dernier à me plaindre, les préférant aux vérités secondes ; les évènements qui ont déchiré notre continent peu après la sortie de ce film prouvent assez que si Chaplin y enfonçait des portes ouvertes, elles ne l'étaient pas pour tout le monde."
(François Truffaut, en 1957, in TRUFFAUT [François], Les Films de ma vie, Flammarion, 1975, rééd. collection "Champs-Contre-Champs", Flammarion, 1987, I., p.78)
Cordialement, :-)
Hyarion.
P.S. : Cet article est le premier d'une série consacré au cinéma, laquelle sera l'occasion de passer en revue les films contenus dans ma vidéothèque, dans l'ordre chronologique de sortie desdits films. Cette série reflètera mes goûts personnels en matière de cinéma, et ne plaira sans doute pas à tout le monde... et ce sera très bien ainsi.
Annexe :
The Great Dictator's Final Speech
I'm sorry, but I don't want to be an emperor. That's not my business. I don't want to rule or conquer anyone. I should like to help everyone – if possible – Jew, Gentile – black man – white. We all want to help one another. Human beings are like that. We want to live by each other's happiness – not by each other's misery. We don’t want to hate and despise one another. In this world there is room for everyone. And the good earth is rich and can provide for everyone. The way of life can be free and beautiful, but we have lost the way.
Greed has poisoned men's souls, has barricaded the world with hate, has goose-stepped us into misery and bloodshed. We have developed speed, but we have shut ourselves in. Machinery that gives abundance has left us in want.
Our knowledge has made us cynical. Our cleverness, hard and unkind. We think too much and feel too little. More than machinery we need humanity. More than cleverness we need kindness and gentleness. Without these qualities, life will be violent and all will be lost….
The aeroplane and the radio have brought us closer together. The very nature of these inventions cries out for the goodness in men – cries out for universal brotherhood – for the unity of us all. Even now my voice is reaching millions throughout the world – millions of despairing men, women, and little children – victims of a system that makes men torture and imprison innocent people.
To those who can hear me, I say – do not despair. The misery that is now upon us is but the passing of greed – the bitterness of men who fear the way of human progress. The hate of men will pass, and dictators die, and the power they took from the people will return to the people. And so long as men die, liberty will never perish. ...
Soldiers ! don't give yourselves to brutes – men who despise you – enslave you – who regiment your lives – tell you what to do – what to think and what to feel ! Who drill you – diet you – treat you like cattle, use you as cannon fodder. Don't give yourselves to these unnatural men – machine men with machine minds and machine hearts ! You are not machines ! You are not cattle ! You are men ! You have the love of humanity in your hearts ! You don't hate !
Only the unloved hate – the unloved and the unnatural ! Soldiers ! Don't fight for slavery ! Fight for liberty !
In the 17th Chapter of St Luke it is written: "the Kingdom of God is within man" – not one man nor a group of men, but in all men ! In you ! You, the people have the power – the power to create machines. The power to create happiness ! You, the people, have the power to make this life free and beautiful, to make this life a wonderful adventure.
Then – in the name of democracy – let us use that power – let us all unite. Let us fight for a new world – a decent world that will give men a chance to work – that will give youth a future and old age a security. By the promise of these things, brutes have risen to power. But they lie ! They do not fulfil that promise. They never will !
Dictators free themselves but they enslave the people ! Now let us fight to fulfil that promise ! Let us fight to free the world – to do away with national barriers – to do away with greed, with hate and intolerance. Let us fight for a world of reason, a world where science and progress will lead to all men's happiness. Soldiers ! in the name of democracy, let us all unite !